19. Est-il vrai qu’il faut mourir pour vivre?

Le titre donné à la quatrième vertu de préparation par nos Écrits de Direction est « support des mortifications ». Pour une oreille contemporaine, cela pourrait bien signifier: sorte de porte-manteau pour instruments de macération tels que cilice, chaînes ou discipline. Arsenal du sado-masochisme. En plus de cette incompréhension de vocabulaire, se manifeste aujourd’hui une répugnance à l’égard de toutes les formes de privation et de pénitence. Tout ce qui est perçu comme négatif ou comme frustrant pour notre désir est suspecté d’inhumanité, de masochisme, d’inhibition (Bernasconi, Dictionnaire de la Vie Spirituelle).

Que nous dit la Parole de Dieu?

–   Nous retrouvons le sens originel du mot « mortification » dans deux textes du Nouveau Testament qui utilisent le terme grec « nekrôsis », qui a donné le mot français nécrose:     –   Lettre aux Romains (4,19): le sein de Sara et le corps d’Abraham sont nécrosés. La mort a fait son œuvre, il y a eu mortification.     –   Seconde lettre aux Corinthiens (4,10-12): Sans cesse nous portons en notre corps la « nekro-sis » de Jésus afin que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre corps. Toujours en effet nous, les vivants, nous sommes livrés à la mort à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus, soit, elle aussi, manifestée dans notre chair mortelle. Ainsi la mort [thanatos] est à l’œuvre en nous, mais la vie en vous. Lors de son baptême, le catéchumène est assimilé à la mort et à la vie de Jésus, mais tout au long de sa vie, il devra actualiser et cette mort et cette vie (cf. Lettre aux Romains 6,2,7,8,10; 8,13,36; seconde lettre aux Corinthiens 6,9; première lettre de saint Pierre 3,18). On comprend l’exhortation de saint Paul: Faites mourir [nekrosate] en vous ce qui appartient à la terre (Lettre aux Colossiens 3,5), c’est-à-dire tout ce qui empêche la vie fraternelle, comme l’explicite la liste détaillée qui suit. –   L’Esprit fait vivre, en faisant mourir au péché et nous avons à coopérer à cette action. La mortification est coopération à l’œuvre libératrice de l’Esprit par rapport au péché. Jésus agit pour « mortifier » le « vieil homme », et non pas l’homme, ce que n’ont pas toujours très bien expliqué certains auteurs spirituels ou pasteurs. Depuis le baptême, l’homme pécheur est engagé dans un lent processus de nécrose! En clair: –   La mortification n’équivaut pas à l’ascèse dont parle saint Paul dans la Première lettre aux Corinthiens et qui est normale dans la vie d’un homme. Tous les athlètes s’imposent une ascèse rigoureuse; eux, c’est pour une couronne périssable, nous pour une couronne impérissable. Moi donc…, je traite durement mon corps et le tiens assujetti, de peur qu’après avoir proclamé le message aux autres, je ne sois moi-même éliminé (9,25-27).

–   La mortification n’est pas « se faire souffrir », mais s’ouvrir et coopérer à l’action de Jésus et de son Esprit qui, eux, font mourir en nous les sources du péché, ce qui ne va pas sans quelques souffrances. Maintenant je trouve ma joie dans les souffrances que j’endure pour vous, et ce qui manque aux tribulations du Christ, je l’achève dans ma chair en faveur de son corps qui est l’Église (Lettre aux Colossiens 1,24). Les spirituels ont toujours mis en garde les chrétiens qui désiraient « se » mortifier contre le danger de masochisme, de vaine gloire, de chantage à l’égard de Dieu. –   Les œuvres mortifiantes ne valent que si elles amènent la mort de tout ce qui en nous s’oppose à l’amour de Dieu et du prochain. Séraphim de Sarov s’exprime clairement à ce sujet: Ce n’est pas tellement le corps que nous devons mortifier que nos passions. Le corps doit être l’ami et le serviteur de l’âme dans l’œuvre de la perfection. Autrement, le corps étant exténué, c’est l’âme aussi qui s’affaiblit. Cette mise au point faite, nous pouvons revenir à nos Fondateurs.

De quelles mortifications parlent-ils?

–   Ce qui nous est pénible et nous cause de la douleur physique ou morale. –   Ce qui blesse notre amour-propre et nous expose à la révolte ou à la tristesse (reproches, dédain, railleries…), ce qui nous contrarie. Support des esprits, des caractères, soumission à être et à se voir blâmée, voilà, ma chère fille, votre voie de perfection (Lettres Adèle, n° 595,5) Il faut porter notre croix, c’est-à-dire celle que le Bon Dieu nous envoie: ces contradictions journalières, ce support des défauts du prochain (Lettres Adèle, n° 689,5). Saint Jean de la Croix, avec un brin d’humour, rappelle au moine que les uns doivent l’éprouver par des paroles que vous ne voudriez pas entendre; d’autres par des œuvres que vous ne voudriez pas endurer; ceux-ci par leur caractère, parce qu’ils sont ennuyeux et à charge par eux-mêmes et par leur manière d’agir; ceux-là par leurs pensées, parce qu’ils ne vous estiment ni ne vous aiment. Toutes ces mortifications et tous ces ennuis, vous devez les souffrir en gardant la patience intérieurement et en vous taisant pour l’amour de Dieu. Ce second conseil est absolument nécessaire pour trouver la véritable humilité, la quiétude de l’âme et la joie de l’Esprit Saint [….] C’est parce qu’ils n’ont pas bien compris ce but de leur vocation que beaucoup de religieux supportent mal leurs confrères. Ces avis gardent toute leur valeur et leur pertinence pour la vie des laïcs, et peut-être des couples en particulier. À 21 ans, Adèle écrivait ce très beau texte: Appliquons-nous à nous renoncer sans cesse nous-mêmes en supportant en silence les contradictions qu’on nous fera éprouver, en nous soumettant à la volonté et au jugement d’autrui en renonçant à notre propre sens, en nous appliquant à une obéissance prompte et sans réplique. Tout cela, ma chère amie, serait peu de chose, mais préférable devant Dieu à de grandes austérités. Les mortifications intérieures et qui ont rapport à notre volonté, sont bien plus profitables que les extérieures; d’autant mieux, que celles-là sont cachées et que l’amour-propre ne peut pas nous en ravir si facilement le mérite (Lettres Adèle, n° 132, en 1810).

Que signifie « supporter »?

–   Endurer avec patience et courage, sans murmurer, sans s’énerver ou se crisper, les contrariétés de la vie, fatigue, personne difficile, situation pénible; tout ce qui atteint notre amour propre, notre vanité, etc. –   Garder la paix du cœur et la joie de l’Esprit Saint. Et pourquoi? « En vue de Dieu », c’est-à-dire dans une perspective de foi: accepter les mortifications comme le travail du Christ et de son Esprit. Ils font mourir en nous le « vieil homme » pour libérer l’homme et l’amener à la stature de l’homme parfait, semblable au Christ. Pour nous imprégner de ces motifs de foi, nous pouvons méditer: –   Les exemples de Jésus et de Marie dans leurs souffrances. Contempler les humiliations de Jésus, les outrages qu’il subit dans le Saint Sacrement, dans les pauvres méprisés… Contempler la Sainte Vierge dans ses souffrances à Bethléem ou cherchant Jésus égaré, quand elle entend les injures de ses ennemis, dans la Passion. –   La réalité du péché (Psaume 37,5) qui défigure l’homme et pour lequel nous avons à faire pénitence (Écrits de Direction I, n° 826). –   Cet avis de Paul: Par votre patience vous posséderez vos âmes.

Utilité de cette « vertu »

–   Elle permet d’affronter la vie dont une grande partie se passe à lutter péniblement contre ce qui nous environne. Que faire alors si l’on n’a pas assez de courage pour se vaincre, et si du moins on ne sait pas supporter avec patience les accidents fâcheux de la vie? (Écrits de Direction I, n° 922) –   Jésus invite les chrétiens à la correction fraternelle, cet acte de charité qui consiste à s’entraider sur le chemin de la sainteté, à s’épauler pour progresser. Mais accepter d’être corrigé suppose qu’on se prémunisse contre les troubles qu’occasionnent les remarques ou les conseils. –   Pour chacun et pour la communauté, que cette communauté s’appelle Église, couple, Fraternité, mouvement, etc. La vie en commun est, nous le savons bien, une école où l’égoïsme, la volonté de pouvoir, la vanité, la jalousie… sont contrecarrés. Que dire de la vie en communauté? Or, il arrive que certains ne veulent pas se corriger et estiment que les autres n’ont qu’à les prendre comme ils sont! Si chacun endurait avec patience… –   Compléter le travail des autres vertus de préparation. L’homme est comme un coursier que le mors avertit et que l’éperon excite. Le gouvernement de la volonté est le mors qui nous dirige habituellement; les mortifications sont les coups d’éperon qui déterminent une nature indolente à agir ou qui redressent un mouvement fougueux (Écrits de Direction I, n° 924).

Deux avis en guise de conclusion

–   La raison et le courage naturels nous permettent de supporter avec patience les douleurs physiques et les chagrins; mais il n’est qu’une vertu chrétienne qui puisse souffrir patiemment et sans que la paix de l’âme soit altérée par les mortifications de l’amour propre, injures, railleries, reproches, dédains, mépris, etc. (Écrits de Direction I, n° 820). –   On peut dire qu’il y a deux paliers à cette vertu:     –   Le premier consiste à souffrir sans se révolter, sans murmurer, mais non sans se plaindre (Écrits de Direction I, n° 823).     –   Le deuxième degré nous fait entrer dans les vues de Dieu qui veut nous libérer du péché. On ne se plaint plus, ni intérieurement, ni extérieurement, on ne cherche plus avec empressement à s’en délivrer. Nous y sommes cependant sensibles, nous en avons quelques peines intérieures, nous en concevons encore moins de la joie et nous sommes loin de les désirer (Écrits de Direction I, n° 824 a). * * \ Ainsi s’achève l’étape de la préparation. Bravo! Avant de poursuivre le chemin, il est bon de s’arrêter pour faire un bilan et établir une prospective, ce que nous ferons la prochaine fois. Après avoir lu et pratiqué cette vertu, auriez-vous une suggestion pour le titre, car ce papier reste toujours « sans titre »? toute suggestion sera étudiée avec soin. Merci d’avance. Si cette requête vous agace, il est temps d’étudier le support des mortifications!